Entretien avec Sylvain Thévoz : « Paul Biya est objectivement un dictateur »

Entretien avec Sylvain Thévoz - Paul Biya

Notre équipe a eu un entretien avec Sylvain Thévoz (PS), l’un des premiers signataires de la pétition demandant au Grand Conseil du canton de Genève de déclarer le président camerounais Paul Biya « persona non grata ». Sylvain Thévoz revient sur les raisons fondamentales ayant motivé la démarche des pétitionnaires.

  • Muntu!News : Syvain Thévoz, vous êtes l’une des personnes publiques dans le canton de Genève qui militent pour que le président camerounais, Paul Biya, n’y vienne plus en villégiature. Genève n’est-elle plus une ville libérale et ouverte à toute personne voulant bien s’y rendre ? Le citoyen suisse que vous êtes a-t-il perdu ses valeurs de politesse et d’hospitalité ?

Sylvain Thévoz : En Suisse, nous sommes en démocratie. Il y a donc un droit à débattre, proposer des textes parlementaires. Le droit de pétition notamment est un droit constitutionnel.

Et donc il est vrai qu’il fallait réagir à la suite des événements de juin 2019, où la présence de Paul Biya à l’hôtel « Intercontinental » a suscité des troubles graves pour notre ville ; et où les gardes du corps de Paul Biya ont molesté un journaliste de la Radiotélévision Suisse, ont séquestré ses affaires, provoquant une indignation très forte à Genève.

En respect de la démocratie j’ai, avec d’autres, lancé cette pétition pour que Genève déclare Paul Biya « persona non grata » . Cette pétition a récolté plus de 15.000 signatures rapidement.Voilà pour le contexte.

Par la suite, ces gardes du corps ont été condamné par la justice pénale genevoise. Il y a eu aussi des tractations diplomatiques pour montrer à Paul Biya que si Genève, bien entendu est une cité démocratique et libre, où tout le monde est le bienvenu, et peut librement défendre ses opinions, tout le monde n’est pas autorisé à se comporter n’importe comment, et, de par sa présence, créer des troubles sur le territoire genevois. À notre connaissance, Paul Biya est ensuite reparti.

Voilà, donc oui, moi je suis un démocrate, attaché au débat public. C’est pour ça que j’ai lancé cette pétition qui a ensuite été discutée au parlement dans le respect de la loi. Je respecte bien entendu également le choix d’une majorité de députés de droite finalement de la classer, même si je ne suis pas d’accord avec leur choix et que je pense qu’il donne un mauvais signal. 

  • Dans quelle mesure la présence du camerounais Paul Biya à Genève est-elle un problème pour les intérêts objectifs du canton en particulier, et ceux de la Confédération Suisse en générale ?

C’est avant tout un problème pour la paix publique, vue les manifestations qui se sont déroulées à chaque venue de Paul Biya. C’est aussi un problème éthique.

Genève est l’une des capitales, si ce n’est la capitale des droits humains. Elle reçoit donc beaucoup de Chef-fe-s d’État dans l’exercice de leur fonction dans le cadre de négociations politiques, des sessions de l’ONU. Mais Genève en tant que ville hôte des conventions du même nom, a quand même une tradition humanitaire à défendre.

Manifestation anti Paul Biya du 29 juin 2019 à Genève

Elle n’a pas fonction d’être un lieu de villégiature ou de base arrière pour des personnes qui, comme Paul Biya l’est objectivement : sont depuis des décennies au pouvoir, exploitant leur peuple et les ressources de leur pays. Paul Biya est objectivement un dictateur. Cela est dénoncé et reconnu par des ONG, les défenseurs des droits de l’Homme, quelqu’un qui n’honore pas et ne respecte pas les droits humains.

Alors qu’il vienne comme président dans le cadre de ses fonctions pour défendre les intérêts du Cameroun est une chose. Qu’il vienne et qu’il passe depuis plus de 38 ans des semaines, voire des années à Genève, et y dépense des centaines de millions (certains disent des milliards), sans qu’on puisse véritablement sourcer l’origine de ces fonds, c’est problématique. L’origine discutable de l’argent déversé à Genève, qui n’est probablement pas celui de Paul Biya, invite Genève à ne pas lui dérouler son tapis rouge.  

  • Pour bien comprendre les choses, vos actions contre le président camerounais sont motivées d’abord et avant tout par la dimension éthique du problème que sa présence pose à Genève. C’est bien ça ?

Je dirais une question éthique et politique. L’enjeu est pour la Suisse de veiller à ce que Genève comme ville respectée pour sa tradition humanitaire, ne devienne pas un lieu de replis, voire un repère des personnes qui sont pour le moins non-fréquentables.

Si vous prenez le cas d’Hannibal Kadhafi, fils du dirigeant Khadafi, qui était en visite ici Genève et qui avait molesté, en 2008, ses domestiques, une procédure pénale avait été enclenchée par la justice genevoise. Celle-ci conduisant à l’arrestation d’Hannibal Khadafi et à une crise diplomatique sans précédent entre la Suisse et la Lybie, avec pour corollaire une prise d’otages de deux Suisses en Lybie.

Genève a intérêt de se préserver de ce genre de visite inopportune de dignitaires non-respectueux de la loi.  Leur visite plonge Genève et la Suisse dans des troubles desquels il est important de se prémunir.

  • Les séjours du président camerounais dans la ville de Genève ont toujours été assez long et couteux. Sait-on aujourd’hui d’où proviennent ces fonds ?

On n’a malheureusement pas pu aller au bout du travail dans la commission des pétitions parce que la droite a refusé de faire ce travail. Nous aurions très bien pu auditionner un représentant de l’ambassade camerounaise, nous aurions pu demander des journalistes d’investigation, nous aurions pu, dû, faire ce travail de transparence.

L’ONG TRIAL, qui s’occupe des crimes impunis au niveau international, était à disposition. Malheureusement la droite majoritaire a décidé de verrouiller le débat, avec un argument : « ça ne nous regarde pas, on ne va pas se mêler de tout ça ».

C’est regrettable, parce que l’ambition de cette pétition était justement d’avoir des réponses à ces questions, de dissiper les zones d’ombre. Elle était posée d’une manière très frontale dans son invite. Mais au fond, elle permettait aussi à monsieur Paul Biya de venir s’expliquer, s’il le souhaitait. Malheureusement la droite a enterré le débat, a mis la tête dans le sable. Je le déplore.

  • A-t-on une estimation des sommes dépensées ?

Selon un document publié par « Organised Crime and Corruption Reporting Project », une organisation de journalistes d’investigation, en 35 ans de pouvoir, Paul Biya a passé quatre ans et demi de séjour privé à l’étranger.

Le rapport révèle que les pays préférés du chef de l’Etat camerounais sont la Suisse, où il a passé 650 jours, ensuite la France, 372 jours, et les Etats-Unis où il a été pendant 301 jours en séjour privé. Biya aurait dépensé 90 milliards de francs CFA pour ses voyages.

  • Vous dites bien 90 milliards ?

C’est en effet ce que disent certains rapports des ONG : 90 milliards de francs CFA depuis l’entrée en fonction de monsieur Biya. Mais bien évidemment il aurait été souhaitable de pouvoir faire toute la lumière là-dessus.

  • Mais 90 milliards de francs CFA…

Oui. Mais ça me semble inimaginable !  Je ne peux pas croire ces sommes là. Médiapart parle lui de 40.000 euros la nuit à « L’Intercontinental » ; là aussi on aurait dû, on aurait pu aller plus loin dans le cadre de l’étude de cette pétition, si on avait, par exemple, pu auditionner le directeur de l’hôtel « Intercontinental ».

Ce qui est certain c’est que monsieur Paul Biya et sa suite ne sont pas transparent sur ses voyages. Il ne donne pas de chiffres, et finalement participe à consolider les rumeurs. Cette pétition visait également à revenir à une base objective, à auditionner, en effet, les personnes de première main. Cette volonté manquait du côté de la droite genevoise.

Accueil de Paul Biya et de son épouse, en court séjour en Europe

On peut faire le parallèle avec le secret bancaire en suisse, qui pendant des années permettait aux gens de venir cacher l’argent en Suisse sans qu’on leur demande quoi que ce soit. La droite s’est battue jusqu’au bout avant de capituler en rase campagne. Cela a coûté des milliards en amende aux grands groupes bancaires suisse et un dégât inimaginable à notre pays. Cette opacité, comme démocrate, nous devons la combattre, afin que chacun-e puisse disposer d’une information claire,  et connaître la vérité.

Il s’agit également de défendre le droit des Genevois et Genevoises à savoir à quoi sert leurs impôts. Parce qu’à chaque fois que monsieur Paul Biya vient, il y a autour de lui des policiers, de la sécurité payée par les citoyen-ne-s de ce canton pour que ce monsieur puisse venir en villégiature et faire les boutiques avec sa suite. Il n’est pas acceptable que les Genevois-es, des travailleurs et travailleuses payent une sécurité pour quelqu’un qui vient dépenser de l’argent qui n’est même pas le sien.

  • La position que vous défendez semble être partagée par l’ensemble de la gauche suisse, tout parti confondu, mais qu’en est-il exactement de la droite ? Elle a refusé en commission comme au Grand Conseil de soutenir la pétition anti-Biya. Quels étaient ses arguments ?

  En commission il y a eu une audition. C’étaient les pétitionnaires dont des camerounais-es de la diaspora, qui ont pu exposer leur point de vue. La droite ne voulait pas entrer en matière.

Le parlement de Genève (Le Grand Conseil) débat sur la pétition anti-Paul Biya

Elle n’a,  comme je l’ai dit, refusé les auditions ; elle s’est cachée derrière l’argument : « Ce n’est pas de notre pouvoir, ça ne nous regarde pas… » ou alors « Genève doit rester un lieu où peut venir qui veut » ; « n’importe quel Chef d’État doit pouvoir venir s’y promener, si on remet ça en question où est-ce qu’on s’arrêtera ? » « Qui sera persona grata, et qui sera persona non grata ? ».

Finalement, la droite était embêtée. Elle ne voulait pas de ce débat. Elle ne voulait pas se confronter à l’enjeu éthique et politique, ni apprécier le potentiel dégât d’image qu’il peut y avoir pour Genève de dérouler le tapis rouge pour des dictateurs qui ont du sang sur les mains. Leurs arguments étaient donc sommaires, en résumé : « Ça ne nous regarde pas, ce n’est pas de notre ressort, on classe. »  

  • La droite a donc fait valoir l’argument de la neutralité, c’est ça ?

 Même pas. Il y a peut-être eu : « Genève doit permettre à tout Chef d’État de venir sans entrave »,  « ce n’est pas du pouvoir de Genève de décider, c’est quelque chose de fédéral, c’est au département fédéral des affaires étrangères de se positionner… In fine, ça risque de nuire aux intérêts de Genève, donc on classe. »

Ce n’est pas la neutralité ça, c’est la défense de ses intérêts à court terme contre les droits humains. Que cet argent soit bien acquis ou mal acquis, peu leur importe. Derrière leur « position », c’était surtout une logique d’intérêt à court terme, qui prévalait. « Il [Paul Biya, NDLR] dépose des centaines de milliers francs suisses dans l’hôtellerie et les boutiques locales, tant mieux pour lui, tant mieux pour nous. » C’était ça les arguments.

  • Quel est l’enjeu du vote du 29 novembre en Suisse ?

Le vote du 29 novembre porte sur une initiative populaire pour des entreprises multinationales responsables. En Suisse si 100.000 d’habitants soutiennent un texte, le peuple dans son entier doit voter sur ce texte qui engage une modification constitutionnelle.

Le texte soumis au peuple le 29 novembre demande que toutes les entreprises suisses agissant à l’étranger, et leurs filiales, soient redevables au regard du droit suisse de leurs agissements. C’est-à-dire qu’une entreprise qui commettrait des délits ou aurait des comportements délictueux à l’étranger, en serait redevable en Suisse.

Il y aurait donc un contrôle fort, qui pourrait conduire à des dépôts de plainte en Suisse, de personnes vivant en suisse mais étrangères aussi. Je milite pour cette initiative, parce qu’elle est très importante. Elle permettra de brider les entreprises pirates, celles qui exploitent les travailleurs et les travailleuses, celles qui tirent du profit à l’étranger d’une manière violant les droits humains.

Les multinationales comme « Nestlé », « Syngenta », « Glencore » deviennent quelque part les porte-drapeaux de la Suisse en milieu étranger. Elles salissent notre pays quand elles ont des comportements délictueux.

Des ONG, des églises, des syndicats sont à la base de cette initiative. Le vote de cette initiative le 29 novembre permettra de brider, et sanctionner si nécessaire ces entreprises.

Pour l’instant, l’élan populaire est fort. Le début de campagne est positif. On espère pouvoir finalement remporter la victoire dans les urnes, et changer les mentalités. Ainsi, ce ne seraient plus le profit à court terme et les intérêts des actionnaires, qui prédomineraient sur les droits des peuples. A nouveau, et ce n’est pas une surprise, la droite est sur notre chemin et y est opposée.   

  • Les multinationales suisses remplissent déjà l’assiette fiscale des États notamment africains, où elles sont installées. Que gagneraient ces États africains en plus à voir les multinationales suisses se conformer au droit de la métropole sur leurs territoires ?

On peut imaginer que les employé-e-s seraient mieux traité-e-s, qu’ils et elles seraient, je l’espère, mieux rémunéré-e-s, et que plutôt que d’avoir certains agissements d’exploitation, voire de pillage, elles [les entreprises, NDLR] seraient redevables de traiter d’une meilleure manière leurs employé-e-s. Donc l’intérêt serait évidemment lié aux respect des droits humains, mais aussi économique. M!

Sylvain Thévoz (*1974) est un homme politique, poète et travailleur sociale. Il est co-président de la section du Parti socialiste (PS) de la ville de Genève et député au Grand Conseil de Genève depuis mai 2018.

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