Pour Sylvain Thévoz, «l’intervention d’Harouna Kaboré a choqué»

Harouna Kaboré - Sylvain ThévozÀ gauche, Harouna Kaboré, ministre du Burkina Faso en charge du Commerce - Image : World Trade Organization, Flickr.com, CC BY-SA 2.0. - À droite, Sylvain Thévoz, Député au Parlement cantonal de Genève - Image : sylvainthevoz.ch

Le 10 octobre 2016, une initiative populaire, portée par 80 organisations de la société civile, a été déposée au siège du gouvernement de la Confédération suisse.

« Initiative pour des multinationales responsables »

L’initiative était accompagnée de 120.000 signatures de citoyennes et citoyens suisses. Conformément à la Constitution de la Confédération, un long débat eu lieu aux chambres fédérales pour formuler un contre-projet.

Ce dernier étant jugé insuffisant par les initiants, ils ont maintenu leur initiative. Le gouvernement fut donc obligé d’organiser une votation populaire à ce sujet.

L’initiative portant le nom d’ « initiative pour des multinationales responsables » était en faveur de ce que les juristes appellent « le devoir de diligence ».

En termes simples, le devoir de diligence est la façon dont une entreprise gère et communique les risques. Il s’agit de risques que l’entreprise génère pour d’autres et ceux auxquels elle se trouve confrontée par le biais de ses décisions et actions opérationnelles.

 L’initiative fut soumise en votation le 29 novembre 2020. Elle proposait donc une responsabilité civile des entreprises en cas de non-respect du devoir de diligence sur les questions relatives aux droits de l’Homme et à la protection de l’environnement.

« Les entreprises ayant un siège en Suisse doivent veiller à ce que leurs activités commerciales respectent les droits humains et les normes environnementales […] Le non-respect des normes internationales en matière d’environnement devrait avoir des conséquences et les entreprises devraient être tenues responsables des dommages commis. », pouvait-on entre autres lire sur le site de l’initiative.

La campagne a duré moins d’une année. Les deux camps, le camp POUR l’initiative et celui CONTRE, pouvaient chacun faire valoir leurs arguments. Face au soutien populaire à l’initiative, attesté par des sondages, le camp des CONTRES ne reculera devant presque rien. Beaucoup de moyens seront mis en jeu pour une contre-campagne et de gros moyens engagés par Économie Suisse.

M. Harouna Kaboré – L’une des « cartes de Joker » de la campagne contre l’initiative

L’une des cartes de Joker, pour ainsi dire, jouée par le camp contre l’initiative fut le ministre Burkinabé en charge du Commerce, M. Harouna Kaboré. Le ministre se rendra en Suisse à l’initiative (entre autres) d’une député suisse du nom d’Isabelle Chevalley.

M. Harouna Kaboré, Ministre burkinabé du Commerce, présent au « World CottonDay » – Image : World Trade Organization, Flickr.com, CC BY-SA 2.0

Harouna Kaboré fera honneur à ses hôtes opposés à l’initiative, et défendra avec véhémence le point de vue des entreprises suisses craignant pour elles l’adoption d’une loi qui pouvait limiter leurs marges de manœuvre notamment en Afrique.

Nous avons rencontré Sylvain Thévoz, avec qui nous nous sommes entretenus sur cette question. Sylvain Thévoz est député au Parlement cantonal de Genève.

Il est l’une des personnalités de la ville s’étant particulièrement impliquées dans la campagne pour l’adoption de l’initiative populaire « initiative pour des multinationales responsables ». Il répond aux questions de la rédaction.

  • Sylvain Thévoz, pensez-vous que l’intervention de M. Harouna Kaboré, le ministre du commerce du Burkina Faso, en Suisse a participé à faire échouer l’initiative populaire « pour des multinationales responsables » en novembre dernier ? Nous savons que son intervention avait eu un grand écho en Suisse.

L’intervention de M. Harouna Kaboré a plutôt été perçue comme quelque chose illustrant les liens à haut niveau entre certaines multinationales et les pouvoirs politiques en Afrique. Elle a plutôt été une confirmation de la nécessité d’agir pour contenir le pouvoir d’influence antidémocratique des multinationales. Il faut rappeler que l’ initiative « pour des multinationales responsables » a été acceptée par la majorité du peuple – 50,7% de oui –, mais elle a été refusée à la majorité des cantons. Il y avait quand même un soutien populaire majoritaire à cette initiative.

« L’intervention d’Harouna Kaboré a choqué. »

  • Peut-être il faut rappeler à nos lectrices et lecteurs comment fonctionne la démocratie suisse. En Suisse, toute initiative populaire doit franchir deux obstacles pour être adoptée comme loi. Elle doit ainsi non seulement gagner le vote populaire, mais aussi celui de la majorité des Cantons. C’est bien ça ?

Exactement. Si cent mille personnes signent une initiative en 18 mois, elle est déposée au Parlement, et il faut ensuite une double majorité du peuple et des cantons afin qu’elle soit acceptée et qu’elle entre comme force de loi. Mais le débat public a été fort, et la votation a permis une prise de conscience des méfaits de certaines multinationales et des dégâts qu’elles causaient aussi pour la Suisse.  

Elle a obtenu la majorité de la population, 50,7% de la population. Elle a échoué à avoir la majorité des cantons. Donc elle n’entrera pas comme force de loi. C’est le contre-projet qui avait été élaboré par le Parlement qui entrera en vigueur.

On ne va pas trop entrer dans les détails, mais c’est un contre-projet léger qui ne fera subir aucune contrainte aux multinationales autre que rendre un rapport écrit chaque année, alors que l’initiative était beaucoup plus musclée et rendait les multinationales responsables des dommages causés par leurs filiales et pour les actions de leurs fournisseurs par exemple.

Pour toute violation, par exemple, de l’une des filiales commises à l’étranger, la maison mère aurait été tenue pour responsable, sauf si elle faisait preuve de la diligence requise. L’initiative allait assez loin.

Il y a d’autres pays, par exemple la France, qui ont un dispositif similaire. Toujours est-il que c’était pour le Parlement et au final pour une majorité des cantons trop radical. C’était l’un des arguments de la place économique suisse : faire peur en mettant en avant le risque d’instabilité pour les entreprises suisses.  

L’intervention d’Harouna Kaboré a choqué. C’est la première fois, je crois, qu’un ministre étranger s’est hasardé à intervenir dans une campagne de votation suisse.

Et dans l’autre sens, je crois que c’est la première fois également qu’un politicien suisse – une femme, Isabelle Chevalley qui est vert-libérale (la droite des verts de droite si vous voulez) – a eu recours à un appui étranger pour s’occuper finalement de politique suisse interne.

Et les arguments de Harouna Kaboré étaient pour le moins étranges. Parce qu’il s’inquiétait de l’intervention néocolonialiste. Il prétendait en fait que l’initiative allait empiéter sur le droit local.

« Traiter de néocoloniale une initiative qui visait à brider quelque peu la voracité des multinationales, c’est le monde à l’envers ! »

  • Si on pouvait rester sur ce point, Sylvain Thévoz. Ça vous a choqué d’être traité vous de néocolonialiste par un homme politique africain ?

Oui, bien sûr ça nous a choqué mais pas étonné.  L’initiative avait pour objectif de limiter l’impact de multinationales qui se comportent comme des pirates, qui exploitent les employés et qui pompent le sang et l’or de l’Afrique. – Donc traiter de néocoloniale une initiative qui visait à brider quelque peu la voracité des multinationales, c’est le monde à l’envers !

Mais cela doit conduire à se questionner sur certaines élites africaines qui défendent plutôt des pré-carrés, des arrangements avec des multinationales sur le dos de leur peuple ; et qui quelque part ne veulent pas qu’on touche aux arrangements, aux business qui ont cours avec ces multinationales. Le cas de Berny Steinmetz, actuellement jugé à Genève, et certes différent, mais des ressorts similaires peuvent être identifiés. 

« Mme Isabelle Chevalley avait un passeport diplomatique burkinabé. »

  • Y a-t-il eu, selon vous, des ententes entre élites africaines, en l’occurrence burkinabés, et suisses pour faire échouer cette initiative ?

Je ne sais pas. Mais il y a des liens étroits où se mêlent argent et pouvoir d’influence. Mme Isabelle Chevalley avait un passeport diplomatique burkinabé. C’est désormais reconnu, elle a dû en faire état contrainte et forcée. Mais elle ne l’avait pas déclaré comme lien d’intérêt au Parlement.

Donc il se pose la question de savoir, dans quelle circonstance elle a obtenu ce passeport diplomatique au Burkina Faso. Et puis elle a un rôle qu’elle a reconnu également : conseillère officielle du Président du Parlement burkinabé.

M. Alassane Bala Sakandé, Président du Parlement de la République du Burkina Faso – Image : OSCE Parliamentary Assembly, Flickr.com, CC BY-SA 2.0

Donc il y a des liens très étroits entre cette parlementaire et le pouvoir burkinabé. Mais ces liens d’intérêt n’avaient pas été déclarés par Mme Chevalley. Cela était opaque.

Elle va faire face à l’Assemblée prochainement, à des questions, elle devra s’en justifier, car la loi en Suisse mentionne qu’il est interdit à un parlementaire d’accepter des titres et des décorations octroyés par des autorités étrangères.

Donc, si vous voulez, il y avait quelque chose de dissimulé dans l’engouement de Mme Chevalley à faire campagne dès le début d’une manière très forte contre l’initiative multinationale.

« Une campagne qu’elle a fait en boubou, d’une manière caricaturale, au nom de l’Afrique »

  • Quelque chose de louche ?

Je ne vais pas qualifier outre mesure. Mais en tout cas, opaque dans des liens d’intérêts, avec une campagne qu’elle a fait en boubou, d’une manière caricaturale, au nom de l’Afrique et au nom des ONG mais dans la réalité pour défendre les multinationales.

Puis elle a invité en Suisse M. Harouna Kaboré qui est venu un peu de nulle part pour nous. Nous nous sommes dit, mais qu’est-ce qu’il vient faire dans ce débat…donc quelles sont les raisons de cette coordination étroite entre le pouvoir burkinabé et cette parlementaire suisse ?

Cela laisse penser qu’il y a sur d’autres enjeux – Mme Chevalley est habituée de l’Afrique – potentiellement des liens étroits. Surtout, la férocité avec laquelle ils se sont opposés à l’initiative, invite à se poser des questions. Le pourquoi de cet engagement très marqué de Mme Chevalley, parlementaire nationale, demeure énigmatique.

  • Vous sentez-vous trahis par Isabelle Chevalley, vous au sein des partis suisses de Gauche ?

Non, parce qu’elle n’est pas de Gauche ! Elle est vert-libérale. Et les verts libéraux, comme le nom l’indique, est bien ancré à droite de l’échiquier politique. Ils votent avec la majorité libérale radicale et l’Union Démocratique du Centre qui, malgré son nom enjoué, représenté le populisme d’extrême droite.  

« Elle n’est pas de Gauche »

  • Certains la présentent pourtant comme une femme de Gauche !

Je pense que c’est une erreur de lecture politique, d’analyse. Elle n’est pas de Gauche. Elle peut être sur des thèmes écologiques, éoliennes ou autre, sur des versants de développement durable.

Mais sur les enjeux sociaux, économiques, elle est clairement à droite. Et sa prise de position sur l’initiative multinationale l’a démontré. Elle était clairement dans le camp bourgeois.

Elle a également effectué de nombreux voyages en Afrique avec des personnages parfois peu recommandables. Elle a plutôt un vernis d’ONG, prétendant amener le développement durable en Afrique, mais c’est un peu l’arbre qui cache une forêt bien singulière.

Celle qui a été révélée au cours de cette campagne – des liens avec le pouvoir [Burkinabé ndlr.], avec des intérêts financiers énormes. Elle se retrouve tout d’un coup avec des petits secrets et cachoteries qui semblent la placer hors la loi. Maintenant le Parlement doit enquêter, il y aura une suite.

  • Pourrait-on ainsi dire que le ministre Harouna Kaboré, et avec lui d’autres ont argumenté contre une initiative dont les retombés auraient profité aux populations burkinabés en particulier, et africaines en général ?

Oui, je pense qu’on peut le dire. Il y a eu une influence à un moment de M. Kaboré pour s’opposer à une loi qui voulait réglementer les entreprises suisses, encadrer les maisons mères et leurs pratiques en Afrique ; pour les rendre compatible avec le respect du droit et des droits humains.

C’est clair ! L’influence de M. Kaboré, elle allait dans ce sens-là ainsi que l’engagement de Madame Chevalley, pour que rien ne change et pour que le businness puisse se poursuivre « as usual ». 

« l’intervention de M. Harouna Kaboré, comme un ovni étrange dans le panorama politique suisse »

  • Et vous avez ressenti l’intervention de M. Harouna Kaboré comme une ingérence malheureuse

Je dirais plutôt comme un ovni maladroit. Personne n’y a vraiment cru : « L’initiative multinationale était une initiative néocolonialiste, qui allait décider à la place de l’Afrique ce qui était bon pour elle. ». Personne n’a adhéré à ce discours.

Et Mme Isabelle Chevalley a été ridiculisée de se mettre en boubou ; elle a eu des propos complètement à côté de la plaque disant : « Vous savez, on aimerait dénoncer le travail des enfants en Afrique alors que chez nous il y a des jeunes qui conduisent des tracteurs à quinze ans. »

Le parallèle était complètement ridicule, absurde. Elle essayait de comparer les conditions de travail d’enfants dans des mines et un enfant qui va dans la campagne genevoise ou vaudoise promener un tracteur.

Très vite Isabelle Chevalley a été brocardée. Et puis, l’intervention de M. Harouna Kaboré, comme un ovni étrange dans le panorama politique suisse, a fini de la décrédibiliser.

Cela a jeté un peu de lumière sur ces liens étranges, opaques, qui conduisent potentiellement à des échanges d’argent, de pouvoir, entre des membres influents du Parlement et des pouvoirs étrangers. Ça s’appelle du lobbying… ou de la corruption dans le plus grave des cas.

Sylvain Thévoz (*1974) est un homme politique suisse, poète et travailleur social. Il est co-président de la section du Parti socialiste (PS) de la ville de Genève et député au Grand Conseil de Genève depuis mai 2018.

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